Est-il exact que le Conseil constitutionnel va rendre une décision susceptible d'avoir un impact sur la situation de Mme Le Pen?
Non — mais.
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 3 janvier1 par le Conseil d’Etat d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) concernant la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’obligation faite par le Code électoral au préfet de déclarer démissionnaire d’office le conseiller municipal condamné à une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire.
Les commentateurs ont immédiatement fait un rapprochement avec la situation de Mme Le Pen, à l’encontre de laquelle le ministère public a requis, dans le procès des assistants parlementaires européens, cinq ans de prison dont deux ferme, 300 000 euros d’amende, mais également – et c’est cela qui nous intéresse – une peine de cinq ans d’inéligibilité, assortie d’une exécution provisoire.
A supposer que le Conseil constitutionnel censure – ou plutôt, d’ailleurs, neutralise2 – les dispositions contestées devant lui à l’occasion de la disposition précitée, sa décision aurait-elle un impact sur la situation de Mme Le Pen, et notamment sur sa capacité (ou l’absence d’icelle) à se présenter à la prochaine élection présidentielle?
Comme vous avez lu le sous-titre du présent post, vous savez déjà que ma réponse est “non — mais”.
1/ Non…
Je ne reviens pas ici sur les règles regardant le prononcé de la peine complémentaire d’inéligibilité rendu obligatoire en 2016 concernant certaines des infractions pour lesquelles Mme Le Pen est poursuivie (ce caractère obligatoire étant désormais, depuis 2017, inscrit à l’article 131-26-2 du Code pénal). Je ne m’étends pas davantage sur le quatrième alinéa de l’article 471 du Code de procédure pénale sur la possibilité pour la juridiction de prononcer l’exécution provisoire de cette peine.
En effet, ce n’est pas de cette dernière disposition que le Conseil est saisi dans la QPC dont il est question ici. Le Conseil n’aura pas à se prononcer sur la conformité à la Constitution de l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité. Tant la Cour de cassation (à au moins deux reprises) que le Conseil d’Etat ont d’ailleurs refusé de renvoyer des QPC sur l’article 471 al 4 du Code de procédure pénale. Il n’aura pas davantage à se prononcer sur le caractère obligatoire de la peine d’inéligibilité pour certaines infractions, qu’il a d’ailleurs déjà déclaré conforme à la Constitution.
Dans la QPC actuellement en instance, le Conseil constitutionnel est uniquement saisi des articles L 230 et L 236 du Code électoral qui portent sur les conséquences sur le mandat en cours du conseiller municipal d’une condamnation à une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution d’office. L’article L 236 notamment dispose:
“Tout conseiller municipal qui, pour une cause survenue postérieurement à son élection, se trouve dans un des cas d'inéligibilité prévus par les articles L. 230, L. 231 et L. 232 est immédiatement déclaré démissionnaire par le préfet, sauf réclamation au tribunal administratif dans les dix jours de la notification, et sauf recours au Conseil d'État, conformément aux articles L. 249 et L. 250. Lorsqu'un conseiller municipal est déclaré démissionnaire d'office à la suite d'une condamnation pénale définitive prononcée à son encontre et entraînant de ce fait la perte de ses droits civiques et électoraux, le recours éventuel contre l'acte de notification du préfet n'est pas suspensif.”
(On retrouve des dispositions analogues pour les autres catégories d’élus locaux, comme onle verra) Bien qu’il ne soit pas fait mention, dans cette disposition de l’hypothèse d’une condamnation pénale non définitive assortie de l’exécution provisoire, le Conseil d’Etat, de jurisprudence constante3, interprète la première phrase de cet article comme emportant l’obligation pour le préfet de déclarer démissionnaire d’office le conseiller municipal condamné à une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire. C’est cette jurisprudence constante du Conseil d’Etat dont il est demandé au Conseil constitutionnel de contrôler la conformité à la Constitution.
A supposer que le Conseil constitutionnel censure ou – plus probablement – neutralise par une réserve d’interprétation les dispositions dont il est saisi, telles qu’interprétées par le Conseil d’Etat, quelles conséquences cela aurait-il sur la situation de Marine Le Pen? A peu près aucune.
Qu’en est-il tout d’abord de son mandat parlementaire? Ici les choses sont claires: la décision du Conseil constitutionnel sur la QPC dont il est question ici ne changera absolument rien, quelle qu’en soit la solution. En effet, lorsqu’un parlementaire se trouve en situation d’inéligibilité, c’est, en vertu de l’article LO136 C. élec., le Conseil constitutionnel qui prononce la déchéance de son mandat parlementaire. Or le Conseil constitutionnel, contrairement au Conseil d’Etat pour les élus locaux, juge que l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité n’a pas d’effet sur le mandat parlementaire en cours, pour lequel s’applique l’effet suspensif de l’appel ou du pourvoi en matière pénale: la déchéance n’est donc susceptible d’être prononcée qu’en cas de condamnation définitive. Le Conseil constitutionnel n’applique donc pas aux parlementaires la même règle que celle que le Conseil d’Etat applique aux élus locaux. Sa décision dans la QPC dont il est question n’aurait de ce point de vue aucune incidence sur le mandat parlementaire de Mme Le Pen, que celle-ci pourra conserver jusqu’à une éventuelle condamnation définitive.
Qu’en est-il ensuite de la possibilité de se présenter à la prochaine élection présidentielle? A supposer que Mme Le Pen soit condamnée à une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire et que la Cour d’appel soit confirme cette sentence soit ne rende pas son arrêt en temps utile, il est à peu près certain qu’elle ne pourra pas se porter candidate en 2027. Ici encore, la décision du Conseil constitutionnel dans la QPC dont il est question ici n’aura aucune incidence à cet égard. A supposer que le Conseil constitutionnel donne raison à l’auteur de la QPC (par une réserve neutralisante, voire – peu probable – une censure), ce n’est pas le principe de l’exécution provisoire qui sera remis en cause, mais uniquement les conséquences de cette dernière sur le mandat de l’élu local: en effet, comme on l’a vu, le Conseil constitutionnel n’est pas saisi de l’article 471 du Code de procédure pénale, et il ne se prononcera donc pas sur la conformité à la Constitution de la possibilité d’assortir une peine d’inéligibilité, même obligatoire, de l’exécution provisoire. Sa décision, quel qu’en soit le sens, n’aura donc aucune incidence sur la capacité ou non de Mme Le Pen de se présenter à l’élection présidentielle.
2/…mais
Est-ce à dire que la décision du Conseil constitutionnel dans la QPC dont il est question ici sera totalement dénuée d’impact sur la situation de Mme Le Pen? Ce serait trop simpliste. Pour au moins deux raisons.
En premier lieu, elle aura un impact sur son mandat de conseillère départementale du Pas-de-Calais. En l’état actuel des choses, le seul effet immédiat d’une condamnation à une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire serait d’entraîner la démission d’office de ce mandat, puisque l’article L 205 C. élec., applicable aux conseillers départementaux est rédigé en termes identiques à ceux de l’article L 236 précité. Certes, l’autorité de la décision du Conseil constitutionnel s’étendra exclusivement au seul article L 236 (applicable aux seuls conseiller municipaux), mais il est certain que, si le Conseil constitutionnel donnait raison à l’auteur de la QPC dont il est question ici, le Conseil d’Etat serait amené (probablement par la technique des “réserves par ricochet”) à modifier son interprétation de L 205. Le Conseil d’Etat jugerait alors que, faute de condamnation définitive, le prononcé de la peine d’inéligibilité avec exécution provisoire n’entraîne pas la perte du mandat local de Mme Le Pen. Ce serait un premier impact d’une décision du Conseil constitutionnel venant neutraliser l’effet de l’exécution provisoire sur le mandat local en cours.
En second lieu, et de manière plus importante, il est certain que la décision du Conseil constitutionnel, quel qu’en soit le sens, donnera lieu à des instrumentalisations politiques. Si le Conseil constitutionnel, en particulier, donne raison à l’auteur de la QPC, cela sera interprété (à tort, répétons-le!) comme une condamnation du principe même de l’exécution provisoire pour les peines d’inéligibilité. Comme le Conseil constitutionnel rendra sa décision à peu près à la même période que celle où le tribunal correctionnel rendra son jugement dans l’affaire des assistants parlementaires européens (celle-ci est attendue le 31 mars et le Conseil doit statuer impérativement avant le 3 avril), il est évident que les deux décisions vont se télescoper. Il sera alors facile aux partisans de Mme Le Pen de se servir d’une éventuelle décision du Conseil perçue (à tort, insistons!) comme favorable pour jeter le discrédit sur les magistrats si ceux-ci condamnent Mme Le Pen à une peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire.
C’est ici que se situe le piège pour le Conseil constitutionnel. Alors même que sa décision, si elle donne gain de cause à l’auteur de la QPC, n’aura (je le répète au risque de m’égosiller!) aucun impact sur l’existence et le régime de l’exécution provisoire et ne modifiera (sauf très marginalement) ni la situation de Mme Le Pen ni la possibilité – ou l’impossibilité – pour elle de se porter candidate en 2024, il est évident que cette décision sera instrumentalisée pour remettre en cause indûment la légitimité d’une éventuelle condamnation de Mme Le Pen par le tribunal correctionnel. C’est ce qui pourrait l’amener à déclarer l’article L 236 C. élec., tel qu’interprété par le Conseil d’Etat, conforme à la Constitution, alors même qu’il ne partage lui-même pas cette interprétation lorsqu’il statue sur la déchéance des parlementaires.
La décision de renvoi a été rendue le 27 décembre, mais le Conseil constitutionnel date la saisine non du jour de la lecture de la décision de renvoi (ou, en DC, du jour de la lettre de saisine), mais du jour de son enregistrement par le greffe. Pour un exemple récent en DC, voir : Cons. const., décision n° 2024-870 DC du 10 juillet 2024, Loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France.
Le Conseil est saisi de l’interprétation que donne le Conseil d’Etat à l’article L 236 C. élec. Dans pareil cas de figure, il préfère usuellement neutraliser cette interprétation par une réserve, plutôt que censurer la disposition dont il est saisi (voir par exemple ici).
Il est d’ailleurs étonnant que sur la page du site internet du Conseil recensant les affaires en instance, cette QPC ne soit pas indiquée comme portant sur l’interprétation constante du Conseil d’Etat, alors que c’est, de fait, le cas. C’est bien le Conseil d’Etat qui choisit d’interpréter l’article L 236 C. élec. comme s’appliquant aux cas où la peine d’inéligibilité reçoit une exécution provisoire bien qu’elle ne soit pas définitive.

